vendredi 5 août 2016

SEMER* LA LASSITUDE AFIN DE RÉCOLTER DE NOUVELLES IMAGES (texte sur les vertus de la petite reine)

Il existe plusieurs façons de se débarrasser de la lassitude. La plus aisée, qui se trouve également à être la plus éphémère, consiste à s’installer confortablement dans sa chaise de parterre préférée et de s’ouvrir une p’tite froide. Puis une autre. Et encore une autre. Ainsi de suite. Et espérer que ça passe. Attendre en quelque sorte qu’un miracle se produise.

Bon, d’accord, au début on ressent un certain calme, une certaine plénitude. Les idées deviennent plus claires. On se sent plus léger. Aussi, ça aide à faire le ménage et à remettre les morceaux du casse-tête en place. On fait le point. On en vient à se dire qu’on néglige nos amis, notre famille et qu’il faudrait bien leur lâcher un p’tit coup de fil un de ces quatre afin de prendre des nouvelles. On fait la liste des priorités et on souhaite que nos bonnes intentions se matérialisent dans les meilleurs délais. On se «dénombrilise».

Puis, rendu à la huitième ou à la neuvième bibine, les choses se compliquent un brin. Les idées se remettent à partir dans tous les sens, à se cogner dans tous les racoins du ciboulot. Ça commence à tanguer pas mal dans la régie centrale et le cerveau est sur le point de perdre pied. Pas grave, l’éponge croit que s’il s’en ouvre une p’tite dernière, ça aidera à oublier! Finalement, avant que le barrage ne cède, avoir la lucidité de verser le houblon amère dans le gazon, se lever avec peine de son trône de roi déchu puis ramper jusqu’à son lit et se coucher sans avoir mangé.

Le lendemain, sans grande surprise, ne se rappeler de rien. Sinon qu’on a fait tout ça pour se secouer les puces. Croire malgré tout que l’abattement aura disparu par enchantement. C’est mal connaître la bête. La salope nous attend dans la salle de bain. Elle nous sourit narquoisement dans le miroir blême et ne nous lâche pas de la journée.

Une autre méthode, qui demande davantage d’effort, est, à mon sens, pas mal plus efficace.

C’est simple. Il s’agit de s’équiper comme un pro. Casque, lunettes de soleil, gants, maillot, cuissards, souliers à clip et une bonne beurrée de crème solaire. Ne pas oublier les deux bouteilles de liquide vivifiant et les victuailles énergisantes. Avoir le parcours en tête, gonfler les pneus, huiler la chaîne, remettre l’odomètre à zéro et décoller.

Drette en tournant le coin, y a déjà quelque chose qui se passe. Ce n’est pas encore le Pérou, mais c’est un début. L’air frais et les couleurs vives déstabilisent la tristesse. Elle ne s’attendait pas à ça. Elle pogne de quoi! Elle s’agrippe encore, mais elle se sent soudainement plus vulnérable. Elle est prise au dépourvu.

De notre côté, il est important de ne pas brûler les étapes. Faut attendre notre moment.

D’abord, rouler raisonnablement. Réchauffer les jambes. Retrouver le souffle. Maintenir une bonne cadence, fluide et légère. Prendre une gorgée d’eau. Poursuivre sa route. Prendre un peu de vitesse. Jeter un coup d’œil au magnifique paysage. Saluer humblement l’oiseau qui vole en parallèle de notre chemin. Prendre une autre gorgée et une poignée de noix. Accélérer encore un peu. Sentir que la langueur commence à faiblir. Se rappeler qu’il ne faut pas asséner le coup fatal tout de suite. Attendre.  

Laisser tout doucement les images et les mots monter en nous. Leur permettre de reprendre l’espace qui leur appartient et qui était monopolisé par la grisaille. Refaire le plein.

Augmenter encore la pression et les chiffres de l’odomètre. Patience. Ne rien précipiter, mais commencer à penser sérieusement à mettre le plan à exécution. En demander encore plus aux jambes et au cœur. Dépasser les traîneux dans les côtes.

Rouler encore une dizaine de kilomètres avant d’ouvrir pour de bon la machine. Garder un rythme soutenu.     

Mouliner encore et encore. Ne pas s’arrêter. Arrive enfin le dernier droit. Le chemin est libre et la surface est impeccable. C’est jour de chance. Mouliner à ne plus sentir le mal. Monter l’odomètre à 55 km/h. Voici la fameuse côte. Amorcer la descente. Plus de 70 km/h au compteur. Le vent siffle aux oreilles. Sentir la vibration de toute la mécanique. Ne pas faire d’erreur. Mettre toute la gomme.

La mélancolie n’en peut plus, elle n’a presque plus d’adhérence et elle est sur le point de décrocher. Voici le moment de porter le coup de grâce.

Alors qu’elle croit en la ligne droite, la prendre de vitesse et tourner à la toute dernière seconde sur le vieux Chemin du Roi, à droite.

La sentir lâcher définitivement les mailles du chandail. La voir virevolter dans les airs et l’entendre aller se fracasser sur un tronc d’arbre fort et solide.

C’est gagné.

La lassitude n’est maintenant plus en état de nuire. Elle est semée. La récolte d’images a été très bonne et le retour à la maison se fait dans la sérénité.

Et si d’aventure le quotidien se refaisait un peu lourd, repasser le film de cette épopée pour retrouver le sourire et la combativité.      



Jean-Luc Jolivet

* Dans le sens de fausser compagnie.