dimanche 24 avril 2016

LES VOLEURS DE QUIÉTUDE*


Ce soir il m'est difficile de mouliner. Le cœur n’y est pas du tout. Mes jambes pèsent une tonne et je ne cesse de penser à toi et à ton histoire.

Bien malin celui qui peut prédire comment tout ça va se terminer. Les bouffeurs d’espoir comme le chantait Brel viendront-ils à bout de ta fougue, de ta détermination et de ton audace? Auront-ils le dernier mot? Les chiens de guerre finiront-ils par tout faire dérailler? Réussiras-tu, chère Massuma, à atteindre les buts fixés? 

Vu de loin, rien ne semble vouloir jouer en ta faveur. Tu es née dans un pays conservateur 
nécrosé par les talibans où les esprits obtus cherchent par tous les moyens à vous mettre des bâtons dans les roues. Pour eux, «c’est mauvais qu’une femme roule à vélo, notre société ira de pire en pire si les femmes font du vélo» peut-on entendre dans le web-reportage où il est question de toi et de tes courageuses coéquipières.

Nous partageons la même passion, Massuma, mais la liberté avec laquelle nous la pratiquons n’est visiblement pas la même. Si je n’ai qu’à me méfier des nids-de-poule, des quelques amas de détritus qui jonchent les routes, des automobilistes agressifs et de mon orgueil lors de mes sorties, il en va tout autrement pour toi.

En plus de devoir composer avec les conditions exécrables, les fanatiques fous furieux qui te lancent des pierres, la corruption, les attentats, les talibans qui s’approchent de Kaboul, il reste et j’en passe, tu dois te battre contre une ennemie encore plus pernicieuse et sournoise, c’est-à-dire la misogynie. On te nie le droit de vivre pleinement, de faire ce qui te plait, de t’épanouir, de t’émanciper parce que tu es une femme. C’est tout simplement odieux et scandaleux.

Mais tu es plus forte qu’eux, Massuma. Tu persistes et signes. Tu roules envers et contre tous. Tu as rapidement compris que les pollueurs de sérénité, il nous faut les combattre sans relâche. Avancer malgré tout. Si nous les laissons gagner du terrain et miner notre tranquillité d’esprit, on risque la paralysie, la déprime, l’assèchement de notre existence. Tu sais trop bien que la vie est mouvement.  

Tu es admirable Massuma et tu mérites ton titre de petite reine de Kaboul. Tu ne te contentes pas de t’entraîner contre vents et marées, tu t’emploies aussi à transmettre ton amour du cyclisme aux autres jeunes filles. Tu cherches à en faire de nouvelles adeptes. C’est touchant, noble et courageux.       

Ce soir il n’y a pas de doute, c’est toi qui me traîne dans cette montée et tu as raison, Massuma, sous aucun prétexte nous devons nous laisser envahir par les voleurs de quiétude, ces parasites bousilleurs de sainte paix!


*Titre tiré de la page 364 du livre de Marc-François Bernier intitulé Foglia l’insolent

Jean-Luc Jolivet

2016-04-24

samedi 2 avril 2016

 TU TE SOUVIENS


Tu te souviens petit. Tu te souviens du jour où tu as posé LA question. Cette fameuse colle que la plupart des adultes redoutent. Tu te souviens n’est-ce pas? C’était une superbe journée de printemps. Le soleil était radieux et le ciel d’un bleu éclatant. D’ailleurs, ne gardes-tu pas un souvenir ému et attendri de ce moment, comme s’il avait été saisi sur pellicule et minutieusement classé dans ta boîte à souvenance. C’était il y a plus de quarante ans. C’était hier.  

En tout cas, tu te rappelles qu’il n’y avait plus de neige et que les aînés, ton frère et ta sœur, étaient absents de la maison. Fort probablement à l’école.

De ton côté, tu avais la chance d’avoir ta maman pour toi tout seul. Vous étiez tous les deux sur la galerie de la cour arrière de la maison. Elle, étendant sa lessive sur la corde à linge et toi, prenant une pause de tes jeux d’enfant. C’est alors que, entouré par cette nature qui reprenait ses droits sur la saison morte, tu te lançais en toute confiance. «Maman, c’est quoi la mort?» «Allons-nous nous revoir?» (Ne trouves-tu pas fascinant de voir qu’à un si jeune âge, nous avons déjà l’instinct de notre finitude?).

Loin d’être démontée par ta question, ta mère semblait même l’attendre. Elle était prête à y répondre. Elle n’avait pas pris cette attitude condescendante que les adultes ont souvent avec les enfants. Elle t’avait pris au sérieux, et avec respect, elle avait calmé tes angoisses.    

Sans te souvenir des mots exacts, tu te rappelles parfaitement de l’atmosphère sereine qui se dégageait de ses paroles ainsi que de la tendresse et de la bienveillance de ses yeux doux.

Par sa bonté, elle venait d’ouvrir une brèche dans ce grand trou noir qu’est l’inconnu afin que la lumière puisse t’accompagner tout au long de ta vie. Elle venait de te dire qu’une fleur peut pousser dans la cendre. Que la vie reprend toujours ses droits. Tu étais apaisé.

Aujourd’hui, face à la vanité destructrice de l’Homme, t’as besoin d’y croire plus que jamais, à la vie.

Et soudain, ce souvenir qui remonte à la surface et qui se porte à ta rescousse. Grâce à lui, tu es disposé à entendre à nouveau ce que te dit le refrain de cette chanson que tu aimes tant : oh....croire....quelque chose....quelque part....oh croire....quelque chose....quelque part.*

Malgré cette mer agitée, te voilà surpris toi-même et apaisé de nouveau.

Jean-Luc Jolivet


*Croire sur l’album Mirador de Pierre Flynn