dimanche 8 janvier 2017

GRAN TORINO


C’est fascinant de constater à quel point la mémoire semble régit par ses propres lois. C’est comme si elle agissait indépendamment de notre volonté. À un moment, elle est pleine et foisonnante, à l’autre, elle nous fait défaut - c’est d’ailleurs bien souvent dans ce temps-là qu’on en aurait le plus besoin - et à tel autre, elle est douce et calme comme un beau lac à la brunante en plein cœur de l’été. Il suffit de pas grand-chose pour l’allumer. Une odeur, un son, une image, une pensée furtive ou une parole et la voilà qui nous repasse un bout de film que nous avions depuis longtemps oublié, et ce, sans même nous demander notre avis.

C’est ce qui s’est produit ce matin alors que je lavais tranquillement la vaisselle en regardant la blancheur apaisante de la cour. Tout à coup, sans crier gare, il m’est revenu en mémoire la belle et fière station wagon Gran Torino de mon père. Celle qui m’a fait tant et tant rêver. Avec un nom semblable, ça ne pouvait pas faire autrement.  

Ce matin donc, c’est avec beaucoup de plaisir que je me suis laissé prendre au jeu et transporter à nouveau par cette voiture qui est pourtant au cimetière des bagnoles depuis une sapré belle lurette.

Où m’a-t-elle fait voyager? M’a-t-elle refait faire le tour de la Gaspésie? M’a-t-elle ramené avec ma famille là où le fleuve se rétrécit? Avons-nous traversé la frontière?  

Rien de tout cela.

Elle m’a tout simplement conduit sur les rives de ces samedis matins bénis où mon père me demandait: «Est-ce que t’as le goût de m’accompagner au garage mon gars ?» La réponse ne se faisait pas attendre longtemps. Mon paternel n’avait pas le temps de prendre ses clés et d’embrasser ma mère que, déjà, j’étais assis dans l’auto.

Direction L’impériale Esso (Local auto électrique) de Jean-Roch Vincent sur le coin de la 6e avenue et de la 4e rue à Grand-Mère: au royaume des odeurs et des sons. J’entrais là comme au cœur d’un mystère. Maudit que ça sentait bon l’essence, l’huile et le caoutchouc mélangé au tabac. Et que dire du bruit ambiant créé par la caisse enregistreuse, la cloche des pompes à essence, les gun à air, les moteurs qui ronronnaient et la distributrice de chips juliennes au vinaigre.

Il y avait là toute une effervescence mes amis. Jean-Roch et son personnel, dont ses fils, qui couraient de la pompe à essence au téléphone qui ne dérougissait pas et du towing fraîchement arrivé aux clients qui se présentaient sans rendez-vous. C’était fou raide.

Et pourtant; et pourtant. La bonne humeur et la joie de vivre qui régnaient à cet endroit étaient contagieuses. Je m’en souviens comme si c’était hier. Les gars se taquinaient entre eux, sans oublier d’agacer mon père au passage sur l’actualité politique. Les rires francs, gras et sonores qui fusaient de toutes parts suite aux farces que je ne comprenais évidemment pas toutes, ne me quitteront jamais. Tout comme le sourire bon, sage et moqueur de Martial Belleville, un des mécaniciens, qui semblait me dire «ne t’en fais pas petit, la société peut parfois être dure, cruelle et mesquine, mais tu croiseras toujours du bon monde tout au long du chemin». 

C’était l’époque où les habitués pouvaient rester dans le garage et discuter avec les mécaniciens pendant que ces derniers rafistolaient leur véhicule. C’était l’époque où l’on était patient avec les gamins qui, comme moi, rôdaient d’une pièce à l’autre sans se faire chicaner. Je me revois à côté du lift quand l’auto se faisait grimper quasiment au plafond pour un changement d’huile. Je devais être fatiguant sans bon sens avec mes grands yeux ronds comme des trente sous et mes questions à n’en plus finir. Et pourtant; et pourtant. On acceptait ma présence sans rechigner.

C’était le temps où on laissait du temps au temps, et où, me semble-t-il, tout n’était pas qu’une question de business.

C’est sans nostalgie aucune que je termine ce petit texte qui en fait, je m’en aperçois à l’instant, ne parle pas tant de machine, de moteur et de commerce, que de cette belle mécanique des relations humaines qui peut être à la fois si complexe, si riche et si vitale.

Jean-Luc Jolivet