GRAN TORINO
C’est fascinant de constater à quel point la mémoire semble
régit par ses propres lois. C’est comme si elle agissait indépendamment de
notre volonté. À un moment, elle est pleine et foisonnante, à l’autre, elle
nous fait défaut - c’est d’ailleurs bien souvent dans ce temps-là qu’on en
aurait le plus besoin - et à tel autre, elle est douce et calme comme un beau lac
à la brunante en plein cœur de l’été. Il suffit de pas grand-chose pour
l’allumer. Une odeur, un son, une image, une pensée furtive ou une parole et la
voilà qui nous repasse un bout de film que nous avions depuis longtemps oublié,
et ce, sans même nous demander notre avis.
C’est ce qui s’est produit ce matin alors que je lavais tranquillement
la vaisselle en regardant la blancheur apaisante de la cour. Tout à coup, sans
crier gare, il m’est revenu en mémoire la belle et fière station wagon Gran Torino de mon père. Celle qui m’a fait tant et
tant rêver. Avec un nom semblable, ça ne pouvait pas faire autrement.
Ce matin donc, c’est avec beaucoup de plaisir que je me
suis laissé prendre au jeu et transporter à nouveau par cette voiture qui est
pourtant au cimetière des bagnoles depuis une sapré belle lurette.
Où m’a-t-elle fait voyager? M’a-t-elle refait faire le tour
de la Gaspésie? M’a-t-elle ramené avec ma famille là où le fleuve se rétrécit?
Avons-nous traversé la frontière?
Rien de tout cela.
Elle m’a tout simplement conduit sur les rives de ces
samedis matins bénis où mon père me demandait: «Est-ce que t’as le goût de
m’accompagner au garage mon gars ?» La réponse ne se faisait pas attendre
longtemps. Mon paternel n’avait pas le temps de prendre ses clés et d’embrasser
ma mère que, déjà, j’étais assis dans l’auto.
Direction L’impériale Esso (Local auto électrique) de
Jean-Roch Vincent sur le coin de la 6e avenue et de la 4e
rue à Grand-Mère: au royaume des odeurs et des sons. J’entrais là comme au cœur
d’un mystère. Maudit que ça sentait bon l’essence, l’huile et le caoutchouc
mélangé au tabac. Et que dire du bruit ambiant créé par la caisse
enregistreuse, la cloche des pompes à essence, les gun à air, les moteurs qui ronronnaient et la distributrice de
chips juliennes au vinaigre.
Il y avait là toute une effervescence mes amis. Jean-Roch
et son personnel, dont ses fils, qui couraient de la pompe à essence au téléphone
qui ne dérougissait pas et du towing
fraîchement arrivé aux clients qui se présentaient sans rendez-vous. C’était
fou raide.
Et pourtant; et pourtant. La bonne humeur et la joie de
vivre qui régnaient à cet endroit étaient contagieuses. Je m’en souviens comme
si c’était hier. Les gars se taquinaient entre eux, sans oublier d’agacer mon
père au passage sur l’actualité politique. Les rires francs, gras et sonores
qui fusaient de toutes parts suite aux farces que je ne comprenais évidemment pas
toutes, ne me quitteront jamais. Tout comme le sourire bon, sage et moqueur de
Martial Belleville, un des mécaniciens, qui semblait me dire «ne t’en fais pas
petit, la société peut parfois être dure, cruelle et mesquine, mais tu
croiseras toujours du bon monde tout au long du chemin».
C’était l’époque où les habitués pouvaient rester dans le
garage et discuter avec les mécaniciens pendant que ces derniers rafistolaient
leur véhicule. C’était l’époque où l’on était patient avec les gamins qui,
comme moi, rôdaient d’une pièce à l’autre sans se faire chicaner. Je me revois
à côté du lift quand l’auto se
faisait grimper quasiment au plafond pour un changement d’huile. Je devais être
fatiguant sans bon sens avec mes grands yeux ronds comme des trente sous et mes
questions à n’en plus finir. Et pourtant; et pourtant. On acceptait ma présence
sans rechigner.
C’était le temps où on laissait du temps au temps, et où,
me semble-t-il, tout n’était pas qu’une question de business.
C’est sans nostalgie aucune que je termine ce petit texte
qui en fait, je m’en aperçois à l’instant, ne parle pas tant de machine, de
moteur et de commerce, que de cette belle mécanique des relations humaines qui
peut être à la fois si complexe, si riche et si vitale.