jeudi 15 mars 2018

CE GRAND LUXE


La table est desservie. La vaisselle se douche dans le lave-vaisselle. Le linge virevolte et se réchauffe dans la sécheuse. Le téléviseur, l’ordinateur et le cellulaire sont éteints. Les lumières sont tamisées. Le chien ronfle déjà sur son coussin. La maisonnée est assoupie et se laisse dériver lentement vers la nuit qui approche.

Un silence enveloppant et apaisant reprend ses droits et flotte dans l’air.

C’est l’heure pour moi de monter à l’étage et de m’installer confortablement dans ma salle de lecture et d'écriture.

Lieu béni.

Aussitôt assis dans mon divan, la tension accumulée durant la journée baisse automatiquement d’un cran.

Je ferme les persiennes, j'allume la lumière sous l'abat-jour, je nettoie mes lunettes et je reprends ma lecture là où je l’avais laissée à regret pour m’occuper de choses, disons, plus valorisées socialement.

Je retire mon costume de salarié et je plonge corps et âme dans le monde fascinant et foisonnant de la littérature. Plus personne n’attend quoi que ce soit de moi. Le souffle de la liberté me chatouille les narines et pénètre dans mes poumons. Je respire déjà mieux. Je me sens moi-même.

Je lis quelques pages et je m’arrête. Je réfléchis à ce que je viens de lire. Je me ferme les yeux. Je replonge encore pour lire quelques lignes. Je savoure ce que me raconte cet auteur contemporain en ce moment de pure félicité.

Je suis entièrement présent et dédié à ce que je fais.  

Je poursuis ma lecture sur plusieurs pages. Je m’arrête à nouveau. Je ferme le livre et le dépose sur la petite table blanche et ronde qui est à ma droite.

Je me laisse porter par mes pensées.  

Je me lève et vais chercher dans la bibliothèque un joyau de l’œuvre de l’immense Charles. Je relis pour une centième fois ce poème qui me touche toujours autant et je deviens subitement un spectateur silencieux et impuissant face au mauvais sort que les hommes d’équipage réservent aux albatros « ces rois de l’azur, maladroits et honteux » qui ont le malheur de se retrouver sur le pont de ce « navire glissant sur les gouffres amers. » J’en retiens une leçon qui sert à me remettre rapidement à ma place lorsque je suis sur le point de me moquer méchamment de quelqu’un.  

Pour m’éloigner de la mer, des préjugés et de la méchanceté, je tends l’oreille à ce que la merveilleuse Joséphine a à me dire. Elle est généreuse cette grande dame. Elle me permet d’avoir accès à elle et à son bagage de vie à travers le sublime Bâtons à message. Elle me dit en autres que « nous sommes rares, nous sommes riches, comme la terre nous rêvons. » Elle ne le sait pas, quoiqu’elle le devine sûrement, mais elle me nourrit durant plusieurs jours grâce à ses mots. Elle me comprend lorsqu’elle me dit que « mon rêve ressemble à une paix qui se bat pour sa tranquillité. »

Maintenant, afin de m’en mettre plein la vue, je n’ai qu’à étendre mon bras vers l’étagère du bas et ouvrir à la page 350 du tome II de l’œuvre complète du génie du Pays-Bas pour me retrouver dans un champ de Arles. Vincent m’invite alors à prendre tout mon temps et à contempler les gestes rapides et méthodiques du semeur au soleil couchant. Ensuite, il me suggère de regarder la vieille Tour dans les champs de Nuene à la page 45 du tome I. Je reste scotché de très longues minutes sur ces images sublimes. Je ne sais pas si ce peintre avait conscience en peignant ses tableaux que ceux-ci traverseraient le temps et qu’ils permettraient à un québécois de mettre de la couleur sur ces trop longs jours gris de mars, quelques 130 années plus tard. Cette question fascinante restera à jamais sans réponse.     

Mes yeux se font un peu plus lourds, mais je ne peux pas me résoudre à clore cette soirée de lecture tout de suite. Avant d’aller au lit, j’ouvre le Grand fanal de ce natif de Lauzon, de ce poète que j’aime beaucoup qui célèbre la vie, les oiseaux, notre majestueux fleuve et qui est à l’écoute « des paroles qui marchent dans la nuit. » Encore une fois, sa bienveillance m’est de bon conseil. Afin d’avoir une vie large, ce dernier m’invite à me « donner par jour cinq minutes de poésie. » Je ne saurai jamais assez le remercier.

On ne sait pas où peuvent mener nos lectures, mais celles-ci m’ont clairement aidé à écrire ce texte et elles m’ont permis de voyager dans le temps.

Voyez, je suis passé du XIXe siècle au XXIe siècle dans le temps de le dire et pour pas cher à part ça.

En tout cas, ce qui est heureux, c’est que je peux me payer ce grand luxe régulièrement sans pour autant risquer de me retrouver sur la paille.  


Jean-Luc Jolivet
Jeudi 15 mars 2018