SANS ODOMÈTRE
Dire que cette nouvelle façon de pratiquer mon sport favori
découle d’une décision impulsive et paradoxale. Où j’ai été à la fois trop
pressé et outrageusement paresseux.
N’en pouvant plus d’attendre, dès que j’ai eu l’occasion de
faire ma première sortie, j’ai enfilé à toute vitesse mon habillement, j’ai
rempli ma bouteille, ramassé une poignée d’amendes ainsi qu’une barre de fruit
et je me suis dépêché à préparer mon vélo.
Au moment du départ, je me suis
aperçu que je n’avais pas installé mon appareil de mesure.
C’est là que ma fénéantise a dit « d’la marde » et m’a
soufflé à l’oreille « pas le goût pantoute de retourner au sous-sol pour aller le
chercher, il est trop loin dans l’fond de la boîte. On va s’en passer pour
aujourd’hui, allez bonhomme, on décampe ».
En parfaite symbiose avec ma paresse, je me suis laissé
convaincre sans difficulté. Et puis je me suis fait cette réflexion, pourquoi
vouloir à tout prix me surpasser, allons-y relaxe.
Durant les premiers kilomètres, je dois avouer que ça me
chicotait un brin quand même.
Mon côté compétitif s’est mis à narguer la part
contemplative de ma personnalité et à y faire son procès. J’ai failli flancher
et virer de bord pour quérir l’objet qui servirait à assouvir mon besoin de
statistiques.
Faut dire que lors des saisons passées, j’ai été pas mal
maniaque. Si la batterie était à plat ou si une défectuosité m’empêchaient
d’engranger les chiffres, je notais tout sur un bout de papier pour, par la
suite, une fois l’odo de nouveau en fonction, les y ajouter.
Ce serait quand même excessif de dire qu’avant, je n’avais les yeux rivés que sur mon compteur et que je négligeais le paysage. J’ai toujours su apprécier le décor lors de mes échappées.
Ce serait quand même excessif de dire qu’avant, je n’avais les yeux rivés que sur mon compteur et que je négligeais le paysage. J’ai toujours su apprécier le décor lors de mes échappées.
Mais je me suis fait prendre au jeu et je prends goût à sortir
sans ma patente. Ma négligence de départ soulève des questions et me donne
envie de continuer ainsi. Comment je peux bien expliquer ça ?
Petit retour en arrière.
La petite reine est l’une des rares activités dont la passion
originale n’a jamais été érodée par toutes ces années. À chaque virée que je
prépare, j’ai les mêmes papillons au ventre que lorsque j’étais enfant. C’est
donc dire que ma soif de liberté est aussi grande qu’avant et que, normalement,
je ne devrais pas être obnubilé par ma performance.
C’est maintenant que je me rends compte que dans les faits,
ce n’est pas toujours ainsi que les choses se sont passées.
Je réalise que bien souvent de fois, je suis revenu un peu
frustré d’une excursion. Me sermonnant en disant. J’ai pris plus de temps que
d’habitude pour faire un circuit banal. Ma vitesse moyenne n’est pas à la
hauteur de mes attentes. Il m’aurait fallu ouvrir la machine pour monter plus
vite cette côte. J’aurais dû travailler plus fort pour rattraper et dépasser le
baveux qui m’a clenché à plate couture tantôt. La saison avance trop vite et
les mauvais jours m’empêcheront de battre le kilométrage de l’année précédente.
Je devrais m’acheter un vélo électrique ou accrocher ma monture et prendre ma
retraite.
En un mot, ne rouler que pour le pur plaisir prenait passablement
le bord d’année en année pour laisser le champ libre aux prouesses. Je voulais
me surpasser. Pousser la machine. Battre mes propres records.
Je ne sais combien de temps encore avant que je ne succombe
aux chants des sirènes de la performance et que je réinstalle mon indicateur de
vitesse ?
Pourrais-je m’en passer tout l’été ? Rien n’est moins sûr.
Pour l’instant je me laisse porter par cette félicité inattendue
et non planifiée.
Et je me dis que si je réussi à mouliner sans odomètre
jusqu’à la première neige, peut-être réussirais-je à appliquer cette nouvelle
philosophie dans les autres sphères de ma vie !
Jean-Luc Jolivet