(Fiction)
Sergei Arkadiévitch Teviloj 1900-1992
Pour eux, je n’étais rien et c’était bien ainsi. Ils
croyaient qu’en m’enfermant dans leur camp, en me laissant croupir dans la boue
de leur goulag, ils rendaient service à leur système.
Ils se trompaient. Ils n’ont réussi qu’à me rendre service. C’est dans cet effroyable lieu que j’y ai fait la rencontre
marquante de ma vie.
La solitude.
C’est dans cet endroit vidé de toute humanité que j’ai pu
l’apprivoiser et que j’en ai fait l’objet le plus précieux de mon existence.
Depuis ce jour, j’ai réussi à la préserver de toute attaque
de l’extérieur. Je l’ai jalousement gardée.
Ils n’auraient pas dû me laisser sortir. Il aurait été
préférable pour eux de me tuer. Une fois que la solitude ne vous effraie plus,
rien ne peut plus entraver votre chemin et vous devenez prêts pour la liberté.
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Pour eux, je n’étais rien et c’était bien ainsi. Être
considéré comme une quantité négligeable, comme un être invisible et sans
importance, vous ouvre les portes de la liberté la plus complète.
Au lieu de m’apitoyer sur mon sort, je me suis empressé de
saisir cette occasion pour me soustraire à leur code, à leur manière de vivre
et à leur schème de pensé. J’ai tout rejeté ce qui émanait d’eux. Sans faire
appel aux armes.
J’ai enfilé mon costume de misanthrope et j’ai sévi. Me
croyant complètement retiré du monde, ils ne m’ont plus jamais ennuyé.
À partir de là, et jusqu’à la chute du mur, je me suis
employé, avec ma plume et mes mots, à relayer, ici et là sous le manteau,
l’idée d’un futur plus lumineux.
Je ne saurai jamais si j’ai pu faire une quelconque
différence sur le cours de notre histoire nationale. Je quitterai tout de même
ce monde avec la conviction profonde qu’avoir agi autrement m’aurait fait
passer à côté de l’essentiel. Je n’aurais pas seulement été vaincu par la
tyrannie, mais aussi par la lâcheté.
Un apport aussi minime soit-il pour la justice, pour la
dignité humaine et pour la liberté vaut mieux qu’un silence complice.