En soutien à celles et à ceux qui, bien avant l’état d’urgence
sanitaire, avaient perdu l’appétit. Souhaitons que cette crise n’exacerbe pas
leur état, mais qu’elle puisse, qui sait, leur redonner le goût, une bouchée à
la fois, de mordre à nouveau dans la vie.
RETIRER CETTE LONGUE ÉPÉE DE SILENCE QUI ME BROIE LE CŒUR*
Il y a longtemps que les aliments n’ont plus de goût. Ils
sont fades. Insignifiants. Tout comme mon existence. Je n’en retire plus aucun
plaisir. Et pourtant.
Et pourtant, à tous les jours que la nuit amène, je m’efforce,
par instinct de survie j’imagine, à faire ce que doit. Je réussis tant bien que
à mal à me nourrir.
Et malgré les larmes qui viennent ajouter un peu de mauvais
sel à mes repas, j’arrive, une bouchée à la fois, à faire entrer assez de
carburant pour passer à travers ma journée.
Et malgré mes poings fermés, mes bras crispés, je parviens
à faire les gestes nécessaires pour bien couper ma nourriture et la porter à ma
bouche. C’est sans conviction que je la mastique. Il me semble que ça dure une
éternité. Je pense parfois, dans les mauvais jours, que cette comédie a assez
durée.
Pourquoi ne pas porter le coup fatal dans ce cas, me dis-je
à l’occasion ? C’est un mystère. Malgré tout, j’ai le sentiment que mes efforts
quotidiens pourraient m’extirper de ce marasme. J’ai comme une sourde
conviction qu’il y a une faille en toute chose et que c’est par là qu’entre la
lumière**.
Et justement, en parlant d’elle, la lumière. Elle ne me
lâche pas d’une semelle. Au moment où je m’y attends le moins, où la grisaille
me paraît installée à demeure, paf ! Elle m’éclabousse sans crier gare. Elle me
tend la main. Me caresse le visage. Me relève. Me chuchote à l’oreille : «
Tiens bon, les jours meilleurs sont devant toi » ou « Tu n’es pas seul ».
Elle prend le visage du rire franc et serein d’un enfant
heureux. Elle se faufile dans l’appel d’un ami dont je n’avais plus de
nouvelles. Elle se cache dans les belles paroles que cette dame m’adresse après
lui avoir ouvert la porte. Elle vit dans l’oreille attentive et sans préjugée
que me tend une ou un collègue. Elle est cette musique qui me frappe direct dans
le plexus et qui me redonne l’élan et le rythme pour mettre un pied devant l’autre
afin de continuer à avancer. Elle est tout ça et plus encore.
Je table donc sur ces poussés lumineuses pour contrer les
forces qui veulent me tirer vers le bas. Ce n’est pas tous les jours faciles,
mais je crois qu’en m’accrochant de toutes mes forces, je parviendrai à
retirer cette longue épée de silence qui me broie le cœur.
Jean-Luc Jolivet
*Titre inspiré d’un écrit de Christian Bobin publié dans le
texte L’éloignement du monde
** Traduction de There
is a crack in everything, that’s how the light gets in paroles dans la chanson
Anthem du grand Leonard Cohen paru sur le disque The Future
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