dimanche 29 mars 2020




En soutien à celles et à ceux qui, bien avant l’état d’urgence sanitaire, avaient perdu l’appétit. Souhaitons que cette crise n’exacerbe pas leur état, mais qu’elle puisse, qui sait, leur redonner le goût, une bouchée à la fois, de mordre à nouveau dans la vie.


RETIRER CETTE LONGUE ÉPÉE DE SILENCE QUI ME BROIE LE CŒUR*


Il y a longtemps que les aliments n’ont plus de goût. Ils sont fades. Insignifiants. Tout comme mon existence. Je n’en retire plus aucun plaisir. Et pourtant.

Et pourtant, à tous les jours que la nuit amène, je m’efforce, par instinct de survie j’imagine, à faire ce que doit. Je réussis tant bien que à mal à me nourrir.

Et malgré les larmes qui viennent ajouter un peu de mauvais sel à mes repas, j’arrive, une bouchée à la fois, à faire entrer assez de carburant pour passer à travers ma journée.

Et malgré mes poings fermés, mes bras crispés, je parviens à faire les gestes nécessaires pour bien couper ma nourriture et la porter à ma bouche. C’est sans conviction que je la mastique. Il me semble que ça dure une éternité. Je pense parfois, dans les mauvais jours, que cette comédie a assez durée.

Pourquoi ne pas porter le coup fatal dans ce cas, me dis-je à l’occasion ? C’est un mystère. Malgré tout, j’ai le sentiment que mes efforts quotidiens pourraient m’extirper de ce marasme. J’ai comme une sourde conviction qu’il y a une faille en toute chose et que c’est par là qu’entre la lumière**.

Et justement, en parlant d’elle, la lumière. Elle ne me lâche pas d’une semelle. Au moment où je m’y attends le moins, où la grisaille me paraît installée à demeure, paf ! Elle m’éclabousse sans crier gare. Elle me tend la main. Me caresse le visage. Me relève. Me chuchote à l’oreille : « Tiens bon, les jours meilleurs sont devant toi » ou « Tu n’es pas seul ».

Elle prend le visage du rire franc et serein d’un enfant heureux. Elle se faufile dans l’appel d’un ami dont je n’avais plus de nouvelles. Elle se cache dans les belles paroles que cette dame m’adresse après lui avoir ouvert la porte. Elle vit dans l’oreille attentive et sans préjugée que me tend une ou un collègue. Elle est cette musique qui me frappe direct dans le plexus et qui me redonne l’élan et le rythme pour mettre un pied devant l’autre afin de continuer à avancer. Elle est tout ça et plus encore.

Je table donc sur ces poussés lumineuses pour contrer les forces qui veulent me tirer vers le bas. Ce n’est pas tous les jours faciles, mais je crois qu’en m’accrochant de toutes mes forces, je parviendrai à retirer cette longue épée de silence qui me broie le cœur.


Jean-Luc Jolivet    

*Titre inspiré d’un écrit de Christian Bobin publié dans le texte L’éloignement du monde  
** Traduction de There is a crack in everything, that’s how the light gets in paroles dans la chanson Anthem du grand Leonard Cohen paru sur le disque The Future  

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